MATIEU DE CAERSI ET LE ROYAUME D’ARAGON

Avec Matieu de Caersi, nous voici avec un troubadour vivant loin de son pays natal ravagé par la Croisade contre les Albigeois et donc faidit comme Uc de Saint-Circ, mais réfugié à la cour de Jacques Ier Le Conquérant, comte de Barcelone et roi d’Aragon dont il déplore la mort en 1276. Nous ne savons pas grand chose de lui. Il ne faut pas le confondre, sans doute, avec un autre Mathieu de Quercy qui, en 1212, participe à un débat avec Bertrand de Gourdon. Il est dit aussi Mathieu de Cahors mais nous ne savons pas s’il était originaire de cette ville. Comme Cahors renvoie aux fameux Cahorsins que Dante expédie en Enfer avec les Gascons :

Del sangue nostro, Caorsini e Guaschi s’apparechian de bere

nous éviterons le nom de cette ville, même si la critique italienne l’emploie au sujet du troubadour de Thégra. Si les Gascons du premier pape d’Avignon restèrent dans la mémoire collective jusqu’à inspirer quelques vers félibréens :

Era un caud lapin
Lo Papa, lo Papa,
Era un caud lapin
Lo Papa Clement V

les Cahorsins, commerçants novateurs dans un système pré-capitaliste selon les uns ou usuriers condamnés par le droit canon selon les autres, ajoutèrent à leur discrédit le népotisme du pape Jean XXII.

Matieu de Caersi est dit aussi Mayestre Matieus de Caersi. Il devait donc avoir fait des études sérieuses et obtenu le grade de Maître. Dans quelle discipline ? Sans doute ès Arts. Peut-être en Théologie. A-t-il été étudiant à Montpellier quelques années après Uc de Saint-Circ, au moment du plein essor de la capitale intellectuelle des Catalans ? On n’en sait rien et nous pouvons seulement dire que c’était un protégé du roi d’Aragon pour qui il écrit un planh lorsque ce dernier meurt à Valence :

Tant suy marritz que no.m puesc alegrar (1)

I Tant suy marritz que no.m puesc alegrar
per re qu’auja ni veja sotz le tro,
per chant d’auzels ni per lays ni per so,
................. ni per temps belh e clar ; (2)
ans tota gens privada.m par estranha
e totz mos gaugz maiers mi par corrotz,
quar fallitz m’es lo melher reys de totz
per pretz complitz de tota bona manha,
per qu’en ira.m son mudat mey plazer ;
e pus qu’em vol aissi.l mortz dechazer,
es ben razos que joya me sofranha.
 
II Joya.m sofranh e dols mi vey sobrar,
e no trop re que.m fassa be ni pro,
quan mi sove del bon rey d’Arago ;
ladoncx mi pren fortmen a sospirar
e prezi.l mon tot atrestant quom fanha,
quar ylh era francx, humils, de paucx motz
e de grans faitz, si que sobre.ls reys totz
que hom aya ja trobatz en Espanha,
era plus altz per valor conquerer ;
e pus que.l reys tant sabia valer,
razos requer que totz le mons s’en planha.
 
III Totz le mons deu planher e doloyrar
la mort del rey per drech e per razo,
quar anc princeps negus melher no fo
del nostre temps de sa ni de la mar,
ni tant aya fach sobre la gent canha,
ni tant aya eyssausada la crotz
on Jhesus Cristz fon pauzatz per nos totz.
Ay ! Aragos, Cataluenha e Serdanha
e Lerida, venetz ab mi doler,
quar ben devetz aitant de dol aver
cum per Artus agron silh de Bretanha.
 
IV Ges Bretanha no.s pot enquers calhar
que no.s planha per un rey que ac bo ;
ayssi planh yeu son cors e sa faysso
e.l avinent aculhir e.l parlar
del noble rey, si que pels huelhs si banha
tota ma fatz aissi com si era dotz,
quar ylh era vaysselhs complitz de totz
bos ayps. E reys qui tans de bes gazanha
en sa vida, deu portar e tener
apres sa mort corona, per dever,
ab si una et autra que.ns remanha.
 
V La corona que.ns rema, figurar
se deu ayssi, qui drechamen la espo :
per lo cercle qui torna de viro
se deu bona fama significar,
pels traversiers valors ab sa companha,
pels quatre claus qui la fermon de sotz,
quatre vertutz, per que resplan reys totz,
so es merces cuy drechur’acompanha,
e largueza ab natural saber ;
l’altra so es karitatz ab esper,
e fes, que res no destruy ni gavanha.
 
VI Mortz, pus no.t puesc destuyr’e gavanhar
ab cruzels faitz, sevals ab brau sermo
te vuelh maldir, quar m’as le cor fello
fait per totz temps, quar say venguist trencar
l’arbre don ey gran raso que.m complanha ;
e te, vida, no pretz mays una notz,
quar t’as layssat tolre.l melhor de totz
qu’om sabia, per qu’est d’avol barganha,
quar la on tu mais deurias poder,
layssas tostemps ton alt nom apremer
a la vil mort, cuy Jhesus Cristz contranha.
 
VII En l’an mile, qui ben los sap comtar,
que Jhesus Cristz pres encarnatio,
dos cens e mays setanta seys que so,
le rey Jacmes el sete kalendar
d’agost feni ; donc preguem que ss’afranha
Jhesus a luy e.l gart del prevon potz
on Dieus enclau les angels malvatz totz,
e.lh do los gauchz en que l’arma.s refranha,
e.l corone e.l fassa lay sezer
en selh regne on non a desplazer,
quar aitals locx crey que de luy se tanha.
 
VIII A tota gens don eyssampl’en paucx motz :
le reys Jacmes es apellatz per totz,
e Dieus a.l mes ab Sant Jacm’en companha,
quar l’endema de Sanct Jacme per ver
le reys Jacmes feni, qu’a dreyt dever
de dos Jacmes dobla festa.ns remanha.
 
IX Matieus a fait per dol e per corrotz
son planh del rey qu’amava mays que totz
les altres reys, e que totz hom se.n planha
e que.l sieus noms puesqua el mon remaner,
e que.n puesca dels filhs del rey aver
e dels amicx plazers en que.s refranha.

D’après Martin de Riquer : Los Trovadores, Barcelone, 1983

 

TRADUCTION

I. Je suis si affligé que rien de tout ce que j’entends et vois sous le firmament ne peut me rendre joyeux, ni le chant des oiseaux, ni leur gazouillement, ni leur mélodie, … ni par un temps clair et beau ; au contraire tous mes amis intimes me semblent étrangers et ma plus grande joie me chagrine car il me manque le meilleur de tous les rois par son mérite en toute bonne qualité, et qu’en chagrin sont convertis mes plaisirs ; et puisque la mort me veut ainsi humilier, il est bien normal que l’allégresse me manque.

II. L’allégresse me manque et la douleur surabonde et je ne trouve rien qui me fasse du bien et m’avantage lorsque je me souviens du bon roi d’Aragon ; alors je me mets à soupirer fortement et j’estime le monde autant que de la fange, car il était, lui, bon, humble, de peu de paroles et de hauts faits de telle manière qu’il était le plus grand de tous les rois qui aient existé en Espagne, dans la conquête de valor ; et puisque le roi savait avoir tant de mérite, il est bien normal que tous les gens se lamentent.

III. Tous les gens doivent se lamenter et regretter la mort du roi à juste titre et avec raison, car il n’y a eu meilleur prince en notre temps de ce côté-ci de la mer et au-delà, et qui ait tant fait contre la gent chienne et qui ait porté si haut la croix où Jésus Christ fut mis pour nous tous. Hélas ! Aragon, Catalogne et Cerdagne et Lérida, venez vous lamenter avec moi, car vous devez bien avoir autant de douleur que pour Arthur en eurent ceux de Bretagne.

IV. Les gens de Bretagne ne peuvent s’arrêter de se lamenter de la perte du bon roi qu’ils eurent ; ainsi je regrette, moi, sa personne et ses actions et l’aimable accueil et le parler du noble roi, de telle sorte que mes yeux baignent tout mon visage comme s’ils étaient une fontaine, car il était, lui, un vase plein de toutes les bonnes qualités. Le roi qui acquiert autant de biens dans sa vie, doit porter et avoir après sa mort une couronne pour lui, et une autre qu’il nous lègue.

V. La couronne qu’il nous lègue doit ainsi représenter pour celui qui sait bien l’expliquer : par le cercle qui l’entoure on doit signifier bonne renommée, par les traversiers valor et sa compagne, par les clous qui la maintiennent en dessous, quatre vertus au travers desquelles tout roi resplendit, à savoir merci qu’accompagne droiture, et largueza avec naturel savoir ; l’autre est charité avec espérance, et foi, que nul ne détruit et à qui nul ne peut porter atteinte.

VI. Mort, puisque je ne peux ni te détruire ni te porter atteinte avec des faits cruels, du moins avec un rude sermon je veux te maudire car tu as rendu mon cœur triste pour toujours, car tu es venue ici couper l’arbre, ce dont j’ai grande raison de me lamenter ; et toi, vie, je ne t’accorde pas plus de prix qu’à une noix, car tu as laissé abattre le meilleur de tous autant qu’on en connaisse, puisque tu fais un misérable commerce car là où tu devrais résister de toutes tes forces, tu fais en sorte que ton haut nom soit opprimé par la vile mort, celle que Jésus Christ paralyse.

VII. En l’an mille, pour celui qui sait bien compter, après que Jésus prit incarnation, deux cent et en plus soixante seize, le roi Jacques, en sa septième calende d’août, mourut ; nous prions donc Jésus pour qu’il se tourne vers lui et le préserve du puits profond où il enferme tous les mauvais anges et lui donne les joies avec lesquelles l’âme se console et le couronne et le fasse asseoir là en ce royaume où il n’y a pas de déplaisir car je crois qu’un tel lieu lui convient.

VIII. À tous les gens je donne cette parabole en peu de paroles : le roi est appelé Jacques par tous et Dieu l’a mis en compagnie de Saint Jacques car véritablement le lendemain de la Saint Jacques le roi Jacques mourut pour qu’il nous reste avec raison une fête double.

IX. Mathieu a fait avec douleur et avec chagrin son planh au roi qu’il aimait plus que les autres rois, pour que chacun se lamente et que son nom puisse perdurer dans le monde et pour qu’il puisse obtenir des enfants et des amis du roi des choses agréables avec lesquelles il puisse se consoler.

Le planh est un genre troubadouresque hérité de la poésie latine et codifié. Mathieu de Quercy en suit le modèle traditionnel : plainte du troubadour, éloge du disparu, imprécation à la mort et demande de protection aux héritiers du défunt. Celui de notre faidit emprunte ses rimes et sa versification à une chanson de Croisade de Raimbeau de Vaqueiras et dont nous connaissons la musique.(3)

Dans les premiers vers, si le poète reprend les maîtres à chanter que sont les oiseaux et le printemps dans la chanson d’amour, il ne le fait que pour insister encore davantage sur son immense douleur après la mort de Jacques Ier. En 1213, le futur roi n’avait que cinq ans à la mort de son père Pierre II Le Catholique à la bataille de Muret. Cette défaite catalano-occitane conjuguée à la victoire française de Bouvines et à la déroute en 1212 des musulmans à Las Navas de Tolosa, un des miracles de la Vierge de Rocamadour, explique la formation de l’espace français et, par compensation peut-être, l’aventure catalane au Sud avec la conquête des Baléares, de Valence, de Murcie et de Ceuta. Cela valut à Jacques Ier le surnom de Conquérant.

Aussi dans la suite du planh, Mathieu de Quercy va insister autant, sinon plus, sur les valeurs chrétiennes et guerrières du défunt que sur les valeurs de la civilisation troubadouresque. On constate avant tout l’absence du terme convivencia, l’idée de tolérance raciale et religieuse n’étant plus de mise alors avec " la gent canha " ou les hérétiques.

En 1232 l’Inquisition est introduite en Catalogne par le pape Grégoire IX et Raymond de Penyafort. Le roi se doit de participer à l’opération, ayant en mémoire que lui et les siens furent menacés d’excommunication le 22 octobre 1217 par le pape Honorius III pour l’aide militaire apportée au Comte de Toulouse. En 1234 Jacques Ier demande que personne ne tienne de " llibres del vell o novell Testament en romanç "(4). La nuit cléricale s’obscurcira encore dans le contexte de la Croisade contre les Albigeois avec, à partir de 1252, l’usage systématique de la torture par l’Inquisition.

Quelques valeurs troubadouresques se maintiennent encore en Aragon : valor, merce et largueza. Une société élitiste et courtoise perdure. Le roi est de " peu de paroles ". La poésie des troubadours est aristocratique. Elle ne s’adresse pas au vilain qui parle trop, qui travaille, mais à l’homme courtois qui vit à la cour et protège les troubadours.(5)

Cet homme est caractérisé par la largueza. " C’est le mépris des contingences matérielles. L’homme courtois c’est celui qui est capable de dépenser sans compter, au bénéfice de sa domna, de ses amis ou du troubadour "(6). Le seigneur occitan est un redistributeur de biens. Après la victoire, il partage le butin. Les troubadours ont toujours reproché aux seigneurs français leur cupidité, leur avarice (escarsedatz). Il y a alors un fossé entre la féodalité française repliée sur des valeurs terriennes et cléricales et la féodalité occitane qui rêve d’un monde de luxe et, comme on dit de nos jours, de consommation. Le développement du commerce méditerranéen qui met en place un pré-capitalisme et l’exemple des Cours musulmanes andalouses expliquent ce rêve.

Mathieu de Quercy ne saurait oublier merce qui signifie grâce, pitié, miséricorde d’autant que l’Ordre de la Merci a été créé à Barcelone entre 1218 et 1230 par Pierre de Nolasque, Raymond de Penyafort et Jacques Ier pour racheter les chrétiens tombés aux mains des infidèles. Saint Pierre de Nolasque est d’origine occitane et a participé à la Croisade contre les Albigeois. Saint Raymond de Penyafort sera l’homme de l’Inquisition en Aragon et sans doute aussi le confesseur du roi.

Une tradition veut que la Vierge soit apparue aux trois fondateurs. Une allusion de plus au développement du culte marial. La mère du roi s’appelle Marie de Montpellier et, en 1207, Pierre II, son époux avait fait une donation à la Vierge de Rocamadour. L’Ordre de la Merci sera protégé, tout au long de sa vie, par le roi défunt que pleure Mathieu de Quercy.(7)

Parallèlement à l’essor de cet ordre religieux, on assiste sur l’espace occitano-catalan et l’ensemble de la Péninsule Ibérique au développement des messes dites de Saint Amadour. Si l’Ordre de la Merci collecte des fonds pour racheter des prisonniers, les messes de Saint Amadour s’intègrent dans les prédications du Purgatoire et sont destinées à sauver des âmes en peine. Le culte pour les âmes du Purgatoire a pour médiatrice la Vierge. Il permet à l’Église d’importants revenus et un contrôle des âmes. Dans ce contexte la Vie de Saint Amadour va faire partie des exempla intégrés dans les prédications.

Cette vie n’a rien à voir avec l’assimilation Amadour-Zachée. Rédigée sans doute d’abord en latin, on a dû avoir diverses adaptations en castillan et portugais. Nous ne connaissons que deux textes, l’un en occitan et l’autre en catalan. La version occitane a été perdue et nous n’en conservons qu’un résumé, en français, publié en 1883 par Guillaume Lacoste dans son Histoire Générale de la Province de Quercy. Il écrit : " vers 1520, on imprima à Toulouse, chez l’imprimeur Colomiès, une légende de Saint Amadour, en langue vulgaire sous ce titre : Sensec la vida del glorios confessor et amat de nostre Seignour J.C., monseignour Amadour, nouvellament translatade al commun lantgage de Toulouse.

Il y est dit que saint Amadour était fils d’un nommé Preconius, chevalier et d’Altrea. Preconius n’ayant pas d’enfant, convint avec le Démon que, s’il venait à en avoir, il le donnerait à lui, se réservant néanmoins le secours de la sainte Vierge. Il eut quelque temps après Amadour ; le Démon s’en saisit et, de concert avec d’autres démons, l’emporta en Egypte auprès de la cellule de saint Paul, premier hermite (sic), qui, épouvanté tout à coup de cette légion de diables, les fit fuir et délivra par ses prières l’enfant qui fut laissé devant la porte de la chapelle de saint Paul. Le solitaire baptisa l’enfant que nourrissait une biche, qui venait d’elle-même l’alimenter tous les jours. Amadour fut élevé hermite par saint Paul. Après sa mort, Amadour, ayant appris, par révélation, qu’il était romain, et ayant délivré par ses prières son père et sa mère des peines de l’autre vie, alla raconter au Pape l’histoire de sa vie, lui demanda et obtint la permission de bâtir une église dans les terres de son père, ce qu’il fit et donna à cette église le nom de Notre Dame de Rocamadour ; il y fit transporter le corps de saint Paul et ceux de son père et de sa mère. "(8)

La version catalane dont le manuscrit appartient à la bibliothèque de la ville de Marseille, a été publiée en 1876-1877 dans le Bulletin de la Société des Études du Lot(9). Les deux textes nous semblent très proches et ce dernier vient d’être étudié par Jordi Cerda Subirachs de l’Université Autonome de Barcelone(10). Cet exemplum devait inciter les fidèles à donner de nombreuses messes pour délivrer les âmes de leurs proches du Purgatoire. Le texte catalan, traduit en français par V. Lieutaud, se termine par cette exhortation : " Et en cette église Amador fit transporter les corps de son père et de sa mère et tenait pour certain que toute âme qui est dans la peine de purgatoire est immédiatement délivrée du purgatoire et du châtiment dès que lesdites messes sont célébrées pour elle. Voilà pourquoi tout chrétien et toute chrétienne devrait les faire dire pour l’âme de son père et de sa mère et de lui-même, tandis qu’il le peut faire, car il n’y a homme au monde qui puisse s’imaginer la grande vertu que ont ces messes. Et sachez que quiconque ouïra ces messes aura, de par le Pape qui alors les accorda, 40 jours d’indulgence pour chaque messe. Plaise à N.S. Dieu Jésus-Christ, que beaucoup puissent en gagner pour le salut de nos âmes. Amen. "(11)

Ces messes, au nombre de trente trois ou trente quatre selon les textes, exigeaient de nombreuses chandelles allumées. Elles furent condamnées par le Concile de Trente qui considéra cette pratique liturgique superstitieuse : " Ad superstitiones pertinere videtur, quod quaedam missae non nisi cum certo numero candeleorum celebrantur, et alia digna correctione, ut in missis S. Amatoris. "(12) Malgré cette interdiction ces messes auraient perduré en Catalogne jusqu’au XIXe siècle.(13) L’étude de cette pratique mériterait d’être poursuivie.

Quant aux valeurs chrétiennes et militaires du défunt, elles vont de pair. Dieu a voulu que l’on fête presque en même temps la Saint Jacques et la mort du roi. Entre Saint Jacques Matamoros et Jacques Le Conquérant, ce sont les images de la Reconquista qui sont évoquées par Mathieu de Quercy qui devait, comme ses auditeurs, avoir à l’esprit la manière dont fut choisi le prénom du futur roi. Selon le Llibre dels Feyts del Rei En Jacme, Marie de Montpellier fit allumer neuf cierges le jour de la naissance de son fils, le 2 février 1208, dans la cité universitaire du Royaume d’Aragon. À chaque cierge, elle donna le nom d’un apôtre. Le cierge qui brûla le plus longtemps fut celui de Saint Jacques. Ainsi fut choisi le nom du futur Jacques Ier.

Ce fait rattache aussi la naissance du fils de Pierre II à la légende du roi Arthur qui, pour fêter une victoire sur douze rois, aurait fait faire la statue de chacun d’eux, un cierge à la main.

Mathieu de Quercy fait allusion à la perte du bon roi Arthur, perte comparable à celle du défunt. La matière de Bretagne a pénétré alors les littératures européennes et il semble bien qu’elle participe à une sorte de promotion des Plantagenêt. Remarquons surtout que le roman arthurien de Jaufre a été composé pour le roi d’Aragon, pour le roi-troubadour Alphonse le Chaste, décédé en 1196.(14) Ses 10.956 octosyllabes ont été conservés dans " un manuscrit de caractère aragono-arabe "(15). C’est le point de départ en Espagne du thème du chevalier errant. Son évolution entraînera la parodie de Cervantes dans son Don Quichote.

Permettez-moi maintenant, dans le cadre de ce colloque sur Uc de Saint-Circ et son temps de parler un peu de gastronomie. Cela n’est pas gratuit ou destiné à vous faire penser au repas que nous prendrons demain à Couzou. En effet, le manuscrit acheté par la ville de Marseille à la fin du siècle dernier contient, après la Vie de Saint Amadour mais d’une autre main, des Sentences et Proverbes moraux dédiés à l’importante famille catalane des Montcada. Les proverbes moraux ont alors la même fonction pédagogique que les exempla.

On constate dans le manuscrit de Marseille la même émergence des valeurs chrétiennes et guerrières que l’on remarque dans le planh de Mathieu de Quercy et un recul des valeurs courtoises. Toutefois mesura, empruntée à la civilisation troubadouresque, apparaît plusieurs fois dans ces proverbes. Nous ne retiendrons que le suivant :

Membret, fill, que ages cura
De beure lo vi ab mesura
Car lo sa secret mai no dura
On lo vi rena.

Les Catalans sont alors réputés pour leur manière civilisée de se tenir à table, " de boire le vin avec mesure " alors que partout en Europe l’aristocratie prend l’habitude d’ajouter aux excès de la table les débordements sexuels. Ce raffinement participe à la renommée de la cuisine catalane, ou plutôt occitano-catalane, qui " se voit élevée au rang d’exemple sous la chrétienté en raison de la qualité de ses mets et de la tempérance des convives… Aux XIVe et XVe siècles, les recettes catalanes se diffusent dans les cours d’Europe à mesure que les rois d’Aragon étendent leurs possessions. La conquête du royaume de Naples entraîne une étonnante synthèse entre la tradition locale et l’apport catalan : des préparations dites mauresques accommodées à la graisse de porc… La consécration vient avec Platine, auteur du premier livre de cuisine imprimé en 1474, le De honeste voluptate, traduit en allemand et en français ".(16)

En fait les Occitans et les Catalans sont les héritiers des Gallo-Romains qui ont emprunté l’huile et le vin aux Grecs de Marseille, Agde, etc. et le porc, la charcuterie, le saindoux aux Gaulois. Une cuisine où se rencontrent les apports méditerranéens et ceux de la " montagne ", des gavachs.(17)

Ajoutons à cela l’invention de la fourchette par les Catalans à partir d’une pique à deux dents destinée à maintenir la viande à trancher. On passera de deux à trois puis quatre dents mais son usage ne se généralisera que très lentement.(18) Montagne (alias Montaigne) mangeait avec les doigts.

Puis vint l’usage du beurre qui sur les bords de la Méditerranée n’était connu que comme onguent. Mais cela est une autre histoire qui touche depuis peu l’espace occitan qui de toute évidence se rattache à la cuisine méditerranéenne.

Pour en revenir à Mathieu de Quercy, à son Quercy natal, il serait intéressant de savoir comment, ici, furent vécues l’aventure troubadouresque, la Croisade contre les Albigeois et comment, réduites, mutilées, caricaturées, les valeurs morales du trobar perdurèrent ou disparurent. Certaines révoltes, certains comportements jugés dérisoires, grossiers ou qualifiés, par exemple, de " caussetiers " ne sont qu’une réponse maladroite à l’intrusion dans son vécu quotidien de données culturelles imposées par un pouvoir étranger nouvellement installé. À ma connaissance ce travail de synthèse reste à faire.

Gaston BAZALGUES

Maître de Conférences honoraire


1. Martin de Riquer : Los Trovadores : historia literaria y textos. Barcelone, Ariel, 1983, t. III, p. 1540-1544, traduction en castillan.[Retour texte]

2. Martin de Riquer propose de remplacer cet hémistiche manquant par Ni per pascor, pascor ayant le sens de printemps.[Retour texte]

3. Martin de Riquer, op. cit. ; La Cuesta, Ismael Fernandez de : Las cançons dels Trobadors, Toulouse, I.E.O., 1979, p. 323.[Retour texte]

4. Ferran Soldevila : Jaume I, Pere El Gran. Barcelone, Vicens-Vives, 1965, p. 75.[Retour texte]

5. Philippe Martel : " Vers la construction de l’Occitanie. La laïcisation de l’idéologie " in Histoire d’Occitanie, dir. A. Armengaud et R. Lafont, Paris, Hachette, 1974, p. 224.[Retour texte]

6. Philippe Martel, op. cit., p. 224.[Retour texte]

7. Nous utilisons ici largement l’ouvrage de Ferran Soldevila (voir note 4).[Retour texte]

8. Guillaume Lacoste : Histoire générale de la Province de Quercy, Lafitte Reprints, Marseille, 1982, t. I, p. 210.[Retour texte]

9. V. Lieutaud : La Vida de S. Amador, Bulletin de la Société des Etudes du Lot, vol. 3, 1876-1877, p. 109-129.[Retour texte]

10. Jordi Cerda Subirachs : " Le Purgatoire au XIVe siècle, un nouveau merveilleux ? La version catalane de la Vie de Saint Amadour ", Revue des Langues Romanes, T. CI, n° 2, p. 55-80, Montpellier, 1997.[Retour texte]

11. V. Lieutaud : op. cit., p. 129.[Retour texte]

12. Jordi Cerda Subirachs : op. cit., p. 60.[Retour texte]

13. Mariano Aguiló : Catálogo de obras en lengua catalana impressas de 1474 hasta 1860. Rivadeneyra, Madrid, 1923, p. 144-145.[Retour texte]

14. " Le roman de Jaufre " in Les Troubadours, traduction de René Lavaud et René Nelli. Desclée de Brouwer, 1960.[Retour texte]

15. Charles Camproux : Histoire de la littérature occitane, Paris, Payot, 2e édit., 1971, p. 48-49.[Retour texte]

16. Anthony Rowly : A table ! La fête gastronomique, Paris, Découverte Gallimard, 1994, p. 23.[Retour texte]

17. Danièle et Yves Roman : Histoire de la Gaule - VIe siècle av. J.C. - Ier siècle ap. J.C., Paris, Fayard, p. 510-513.[Retour texte]

18. Éliane Thibaut-Comelade : La table médiévale des Catalans, Les Presses du languedoc, Montpellier, 1995, p. 46.
De la broca utilisée avec le tallador on passe à la forca.[Retour texte]