UC DE SAINT-CIRC ET SES RELATIONS AVEC LE VICOMTE DE TURENNE

L’histoire n’est pas du roman, mais en revanche, la poésie peut être de l’histoire : c’est ce que nous allons essayer de prouver, en analysant le seul dialogue, ou tençon, entre Uc de Saint-Circ et le vicomte de Turenne, qui ait échappé aux griffes du temps. Comme le veut ce genre poétique, il s’agit d’un échange aigre-doux, entre deux personnages d’opinion contraire.

Pour tenter une approche historique, et non littéraire de ce long poème, il faut nous poser quelques questions essentielles : à quelle époque exacte cet échange se passe-t-il ? qui est le vicomte de Turenne interpellé par Uc ? quels sont leurs motifs de désaccord ? où se passe l’action et quels sont les châteaux concernés ? quel rôle exact joue Uc de Saint-Circ dans cette histoire ?

L’époque où se place le dialogue est relativement brève. Selon ses biographes, Uc est à Montpellier avant 1211. Il y fait ses études. Selon certains, il n’aurait commencé à écrire qu’en 1217. Après 1220, il part en Italie. Il paraît donc facile de préciser ce qui a pu se passer dans ce bref laps de temps, et qui est le vicomte de Turenne concerné.

Le vicomte de Turenne

Le hasard fait que la première moitié du XIIIe siècle est une des périodes les plus obscures de l’histoire de la vicomté. Aucune étude d’ensemble n’en a été faite.

Raymond II, né en 1143, quelques mois après la mort de son père Boson II tué dans une guerre féodale, va être élevé par sa mère, Eustorgie d’Anduze. La jeune veuve s’est remariée avec le seigneur de Gourdon, de qui elle aura deux fils, Fortanier et Gérald. Raymond et sa sœur Mathilde ont dû habiter Gourdon avec leurs demi-frères, et voyager dans leur jeunesse jusqu’à Anduze, berceau de leur mère.

Depuis la première croisade, où Raymond Ier, grand-père de Raymond II, était devenu l’ami inséparable de Bernard Pelet d’Anduze, des liens s’étaient probablement noués entre les seigneurs de cette cité languedocienne et la vicomté de Turenne.

Ces liens sont commerciaux, puisqu’il s’agit de la route qui permet des échanges avec le monde méditerranéen, mais ce sont aussi des échanges poétiques : Gaucelm Faidit, bourgeois d’Uzerche et troubadour (1165-1202), n’est-il pas l’époux de Guillauma la Moinesse, d’Anduze ? Clara d’Anduze, la dame qui confiait des messages au jeune Uc de Saint-Circ, ne serait-elle pas une parente de la vicomtesse Eustorgie ?

À peine sorti de l’adolescence, Raymond II épouse Élise de Castelnau, fille d’un seigneur quercynois. Puis, il se fait rendre hommage pour Alvignac (1163) près de Gramat, obtient du comte d’Auvergne, Guillaume II, la châtellenie de St Céré (1178). Il se fait accorder, par le comte de Toulouse, la suzeraineté sur les terres de son beau-père, à Castelnau (1184). Enfin, il achète la très vaste vicomté de Brassac à la famille de Calvignac, avant 1190. Ainsi, en moins de trente ans, ce jeune vicomte, que Bertrand de Born, dans une intention railleuse, appelait " le seigneur de Mirandol " est devenu, non seulement possesseur de ce petit repaire, mais aussi de tout un domaine quercynois allant jusqu’aux portes de Rocamadour.

Autour de cette ville de pèlerinage, dont la renommée éclate vers 1166, avec la découverte du corps d’Amadour, les abbayes limousines de Tulle et d’Obazine s’installent, et s’occupent de l’accueil des pèlerins. La famille d’Uc de Saint-Circ est originaire de la région occupée par la grange de la Pannonie. Elle est sans doute vassale du seigneur de Gramat, voisin bien modeste du vicomte de Turenne.

Raymond II meurt à Saint Jean d’Acre en 1191. Il n’a même pas cinquante ans et laisse, outre ses trois filles chantées par les troubadours, deux fils, qui vont se succéder comme vicomtes de Turenne.

L’aîné Boson III, le cadet Raymond III

Boson III semble avoir été vicomte de 1191 à 1197. Selon le chroniqueur Geoffroy de Vigeois, il aurait été blessé à la tête, lorsqu’il était en otage chez les ennemis. Époux d’une demoiselle de Clermont, fille du Dauphin d’Auvergne, il a dû fréquenter la cour de son beau-père, qu’Uc de Saint-Circ appellera plus tard " le Bon Dauphin ".

Boson III n’a que deux filles. L’aînée épouse un Comborn et la cadette, Delphine, qui nous intéresse beaucoup plus, se marie avec Bertrand d’Anduze Roquefeuil, vicomte de Creyssel. Toutes deux ont dû se marier après la mort de leur père : Boson III meurt vers 1197, ses deux filles se marient entre 1207 et 1210.

Raymond III succède à son frère, en dépit de ses deux nièces, qui demandent leur part de la vicomté, et continueront à le faire jusqu’en 1250.

Il avait épousé Élise, l’héritière de Guy de Séverac, tué en 1181, et acquis ainsi le château de Séverac en Rouergue, ou, tout du moins, une part de celui-ci, à une époque où il n’aspirait pas à devenir vicomte de Turenne, son père et son frère étant encore vivants.

Alors qu’on ignore à peu près les faits et gestes de Boson III, ceux de Raymond III, personnage ambigu, sont un peu plus connus. Ils nous intéressent d’autant plus, qu’ils se situent à la période durant laquelle Uc de Saint-Circ vit à Montpellier, puis commence sa carrière de troubadour.

De 1197 à 1214, Raymond III participe à tous les évènements dramatiques de la croisade des Albigeois. En 1209, il est à la croisade contre Toulouse. L’année suivante, il marie son jeune fils, le futur Raymond IV à Élise d’Auvergne, petite fille de Guillaume, le donateur de la châtellenie de St Céré.

Cette alliance fait entrer Raymond III dans le clan des comtes d’Auvergne, ce clan dont nous reparlerons, ennemi juré des dauphins d’Auvergne, leurs cousins. Entre Raymond III et ses nièces dépossédées, les deux filles de Boson, c’est un motif supplémentaire de discorde, puisqu’elles sont les petites filles du Dauphin d’Auvergne.

En 1211, Raymond III rend hommage à Pierre d’Aragon, tuteur du vicomte de Millau, son neveu, pour le château de Séverac, qui fait partie de cette vicomté. Puis, il suit le roi d’Aragon en Espagne, combat à ses côtés à la bataille de Las Navas de Tolosa, sous la bannière de la vierge de Rocamadour et se fait donner Pals en Aragon, en guise de récompense.

En 1213, Raymond III change de camp. Il n’est pas aux côtés de Pierre d’Aragon, tué à la bataille de Muret. Bien au contraire, il rejoint le camp de Simon de Monfort, qu’il promet de servir avec 20 chevaliers et 20 sergents. Effectivement, il est à ses côtés en 1214, au siège de Casseneuil en juin, puis au siège de Beynac en Dordogne. Simon de Montfort lui confie la garde des châteaux, confisqués à son beau-frère Bernard de Cazenac, fidèle de Raymond de Toulouse. En cette année 1214, se place enfin, le siège de Séverac, assiégé par Montfort, sous le prétexte de punir le seigneur " brigand qui l’occupe et désole les alentours ".

Si ce seigneur est un Séverac, il s’agit de Dordé, frère d’Elise ou d’Hugues son neveu.

Constatons avec intérêt, que Raymond III, vicomte de Turenne, sait diriger les coups de son redoutable patron, le chef de la croisade, contre les châteaux de ses beaux-frères. Les Cazenac, suspects d’hérésie et les Séverac, accusés de brigandage, n’ont vraiment pas de chance d’avoir Raymond III comme beau-frère ! Quoiqu'il en soit, Raymond III meurt peu après, et Simon de Montfort confie Séverac à Pierre Bermond d’Anduze.

Le dialogue entre le troubadour Uc de Saint-Circ et le vicomte de Turenne a-t-il pu se placer à cette époque troublée ?

La chose semble difficile. En effet, Uc de Saint-Circ est un grand admirateur de Pierre II d’Aragon et pourrait reprocher à Raymond de Turenne, de l’avoir abandonné à Muret, mais aucun des noms cités ne correspond. Le dialogue ne se passe donc pas en 1213. En 1214, Uc pourrait faire allusion à la prise du château de Séverac, mais cet épisode se place à la fin de l’année, le 30 novembre, et Raymond parle dans la tençon de venir " au printemps " assiéger les châteaux. On voit mal le vicomte, en cette année dramatique, plaisanter, même sur un ton aigre-doux avec ce petit troubadour.

 

 

LES

CLANS

LE CLAN DU DAUPHIN

LE CLAN DU GONFANON

EN AUVERGNE :
ROBERT DAUPHIN comte de CLERMONT
(1166-1234)
GUY II comte d’AUVERGNE.
(1195-1222)
À TURENNE : - son gendre BOSON III
- sa petit fille DAUPHINE
x 1210
BERTRAND DE ROQUEFEUIL
Vicomte de CREYSSEL
son allié RAYMOND II
(a reçu la chatellenie de St Céré – 1178)
 
- son fils RAYMOND III
(a épousé Élise de Séverac)
 
- son petit-fils RAYMOND IV
(a épousé 1210 la fille de GUY II Élise d’Auvergne)
À RODEZ :
Le comte HENRI Ier bâtard de HUGUES II
(1209-1222)
 
- son fils HUGUES III
x 1230
ISABELLE DE ROQUEFEUIL
 
- son deuxième fils GUIBERT qui reçoit le bien
de sa mère ALGAYETTE de SCORAILLES
Feu HUGUES II
x AGNÈS d’AUVERGNE (Tante de GUY II)
|
GUILLAUME
† 1209 fait hériter son grand oncle GUY II
x IRDOINE de CANILLAC
remariée à DÉODAT de CAYLUS
achète SÉVERAC en 1215. 1218.
 
À ROQUEFEUIL :
ARNAUD d’ANDUZE ROQUEFEUIL
COMTOR de NANT, frère de BERTRAND

UC DE SAINT-CIRC est de leur CLAN.

 

 

Raymond IV

Raymond IV, fils de Raymond III et d’Élise de Séverac, succède à son père dès 1215.

Tout jeune encore, il accompagne le Dauphin Louis en Angleterre, avec 13 chevaliers. Cette escapade désastreuse, dont le but était de ravir la couronne du roi Jean Sans Terre se termine en 1217, avec la mort de ce malchanceux roi d’Angleterre. L’avènement du jeune Henri III ruine les espoirs du Dauphin Louis.

Raymond IV rentre dans sa vicomté cette année là, après avoir combattu le champion de Jean Sans Terre, Savary de Mauléon. Ce brave chevalier, troubadour à ses heures, est un des protecteurs d’Uc de Saint-Circ. Nous percevons là, l’un des motifs de méfiance de Raymond IV envers Uc.

En 1218, à peine rentré, le vicomte reçoit une lettre du pape. Il lui reproche, ainsi qu’à d’autres seigneurs quercynois, de ne pas se montrer assez actif dans la lutte contre les hérétiques.

Il faut croire que Raymond n’a pas bien compris le sens du mot hérétique. Loin de se diriger vers Toulouse et d’assister en fidèle chevalier à la mort de Simon de Montfort, il confère longuement avec Henri Ier, comte de Rodez. Puis, le 12 juin 1219, tous deux partent de Rodez pour la Palestine, afin de combattre les infidèles.

De retour chez lui, en 1221, sans Henri Ier, qui meurt là-bas, Raymond IV va enfin s’occuper, longuement et paisiblement, de sa vicomté. En 1229, Saint Louis le qualifie d’ami et de fidèle. Il lui promet de ne pas le séparer de la couronne. Mort en 1243, il ne connaîtra pas le Traité de Paris en 1249, qui donne la vicomté aux Anglais, ni le partage de ses terres en 1251, entre sa fille et son neveu.

Revenons à la période qui nous préoccupe : absent de 1215 à 1217, puisqu’il est en Angleterre, et de 1218 à 1221, puisqu’il est en Palestine, Raymond IV n’a pu échanger de dialogue avec Uc de Saint-Circ, qu’à la fin de 1218, ou au début de 1219. Ensuite, il est trop tard, puisque le troubadour est allé s’installer en Italie.

Le motif du dialogue

Nous savons maintenant que le dialogue s’est noué, entre le jeune vicomte Raymond IV et le remuant troubadour Uc de Saint-Circ, sans doute pendant l’hiver de 1218-1219.

Rappelons les termes de cet échange peu courtois.

Raymond annonce d’emblée, qu’il va venir avant Pâques, démolir les châteaux de Hugues et d’Arnaut, à quoi Uc répond qu’il en est incapable, sans l’aide du comte Guy.

Raymond rappelle alors que c’est Arnaut qui l’a provoqué, en le menaçant de venir chasser chez lui, mais Uc continue à mettre en doute sa valeur.

Alors, le vicomte furieux, promet de renvoyer Uc sans le récompenser et finit par douter de la sagesse de celui qui l’a envoyé. Il a décidé de garder le cheval prêté à Uc par Mgr Guibert. Dans le poème XXXVI, qui semble être la suite logique du premier, Uc se plaint d’être resté un mois, à attendre en vain un cadeau ou vêtement, mais le vicomte persiste à ne rien vouloir lui rendre ni donner, car il le soupçonne d’être là pour connaître de ses affaires, c'est à dire l’espionner.

Loin d’avoir un rapport avec la croisade des Albigeois ou avec l’expédition d’Angleterre, les faits auxquels nos deux personnages font allusion évoquent les classiques luttes féodales, entre clans familiaux, qui désolaient l’Auvergne et le Rouergue, en ce début du XIIIe siècle.

Les deux chefs de clan, nous les avons déjà évoqués : Guy II d’Auvergne (1195-1222) et son cousin Robert Dauphin, comte de Clermont (1166-1234).

Guillaume, grand-père de Guy II, a usurpé le comté d’Auvergne, au détriment de la branche aînée, réduite à Clermont. Derrière le Gonfanon, c’est à dire le comte Guy, se range Raymond IV, son gendre, et la branche légitime des comtes de Rodez.

Guillaume de Rodez, fils d’Hugues II et d’Agnès d’Auvergne, meurt en 1209, laissant Rodez à son oncle Guy II. C’est compter sans Henri, fils bâtard d’Hugues II, époux d’Alguayette de Scorailles. À la suite d’une lutte armée, il prend Rodez en 1209 et y restera comte jusqu’à sa mort. Elle est survenue, nous l’avons dit, en 1222, lors de la croisade en Palestine.

On peut ensuite ranger, dans le camp adverse du Gonfanon, sous la bannière de Robert Dauphin, l’ami des troubadours, ses deux petites filles, dont Delphine et son mari Bertrand d’Anduze Roquefeuil, auquel on peut adjoindre son frère, Arnaud d’Anduze, comtor de Nant. Henri Ier de Rodez, sa femme Algayette d’Essorillements, ses fils Hugues et Guibert, ennemis de Guy II, qui leur dispute Rodez, font tout naturellement aussi partie de ce clan. Il semble que Uc de Saint-Circ leur ait été attaché. Il a chanté souvent les louanges d’Henri de Rodez et du bon Dauphin.

Nous reconnaissons donc, sans trop de peine, Hugues de Rodez et Arnaut de Roquefeuil, dans les deux premiers personnages menacés par le vicomte de Turenne. Le puissant comte Guy, qui doit venir au secours de Raymond, est Guy d’Auvergne, son beau-père. Mgr Guibert semble le vrai protecteur du troubadour : il lui prête un cheval et en échange, Uc de Saint-Circ lui donne du Monseigneur. Mais il nous manque le chef de clan, Henri Ier, comte de Rodez.

Uc de Saint-Circ lui a adressé un poème qui nous explique sans doute pourquoi il n’est pas mentionné :

Le comte de Rodez était fort juste et très vaillant et il était poète. Le sire Uc de Saint-Circ lui adressa cette strophe :

Uc de Saint-Circ : Sire comte, il ne faut pas vous inquiéter pour moi, ni être en souci, parce que je ne suis pas venu à vous, ni pour réclamer ni pour demander. J’ai tout ce dont j’ai besoin, et je vois que l’argent vous manque. C’est pourquoi je n’ai pas l’intention de vous demander quelque chose. Au contraire, si je vous donnais, je ferai un grand acte de miséricorde.

Le comte : Messire Uc de Saint-Circ, je regrette bien de vous voir, puisque vous étiez déjà venu ici cette année, pauvre et dépourvu, manquant de tout et je vous fis repartir riche. Vous m’avez coûté plus cher que deux archers ne l’auraient fait ou deux chevaliers. Mais je sais bien, si je vous donnais un palefroi, que Dieu m’en garde, vous le prendriez volontiers. "

On comprend, qu’ainsi éconduit, Uc de Saint-Circ se soit tourné vers son second fils : il s’occupait alors des biens de sa mère, Algayette de Scorailles, et pouvait se montrer généreux.

Les châteaux de Uc et Arnaut

Il faut maintenant savoir où se trouve le lieu de l’action et les châteaux dont il est fait mention.

Lorsque le vicomte dit " ici ", en expliquant que le seigneur Arnaut menace de venir y chasser, il y a peu de chance qu’il s’agisse de Turenne. Arnaut de Roquefeuil n’a aucune raison de s’aventurer si loin de Nant. Il nous faut revenir en Rouergue. Sans doute est-il question de Séverac, sur lequel Raymond IV devait revendiquer les droits de sa mère, ou du puissant château de Peyrelade, disputé entre les Roquefeuil et les Séverac.

Ce château, d’abord aux Anduze, fut ensuite partagé entre les comtes de Rodez et les seigneurs de Séverac, et là encore, Raymond IV a dû vouloir faire prévaloir ses droits. Le château de Séverac, quant à lui, d'abord confié à Bernard d’Anduze, est ensuite vendu, en 1218, à la veuve de Guillaume de Rodez. Remariée à Déodat de Caylus, elle sera à l’origine des Caylus de Séverac.

On peut supposer qu’il y a eu, à l’occasion de cette vente, une entente avec Raymond IV et, qu’en 1218, il séjournait à Sévérac. Hugues de Rodez est à Peyrelade, Arnaut de Roquefeuil est à Nant, Guibert à Rodez et Raymond IV à Séverac.

Uc de Saint-Circ, monté sur un cheval prêté, fait le va-et-vient entre les châteaux, pour savoir des nouvelles, distraire les dames et, éventuellement, renseigner ses protecteurs sur les desseins de leurs adversaires.

Conclusion

Mi-poète mi-espion, quémandant ça et là, il se fait éconduire par le comte de Rodez et le vicomte de Turenne. Ces deux puissants personnages se méfient de ses bavardages. En revanche, les jeunes seigneurs ont moins de méfiance. Uc est de leur clan. Ils l’accueillent avec plaisir et lui fournissent de quoi subsister.

Uc de Saint-Circ se gausse un peu des amitiés " françaises " du vicomte, qui fut un fidèle du Dauphin Louis. Sans doute, pense-t-il alors à son ami, Savary de Mauléon, fidèle allié de Jean Sans Terre, puis de son fils. On aurait probablement tort de croire, qu’il reproche au Vicomte une position favorable à la croisade des français venus du Nord. D’abord parce qu’Uc de Saint-Circ fait peu d’allusions à Toulouse, ensuite parce que le vicomte, pas plus que le comte de Rodez, ne fait preuve d’un grand enthousiasme dans la lutte " contre les hérétiques ".

Il nous plait d’imaginer Uc de Saint-Circ, qui chemine, en cet hiver de 1218, sur les routes enneigées du Rouergue.

Il songe avec mélancolie au cheval confisqué par le vicomte, aux draps de France qui le réchaufferaient si bien, et d’une manière plus générale, à l’ingratitude des puissants.

Marguerite GUÉLY

Professeur agrégée d’histoire


[NDLR] : nous redonnons en annexe les traductions des pièces XXXV et XXXVI.

Alfred Jeanroy, J.J. Salverda de Grave : Poésies de Uc de Saint-Circ, Toulouse : Privat, 1913 (en fait nov. 1912)


XXXV.

 

LE VICOMTE.

Je me ferai voir dans vos parages, messire Uc de Saint-Circ, avant Pâques ; j’y renverserai des tours et y ferai tomber de hauts murs dans les fossés ; car, de par Dieu, le seigneur Uc et le seigneur Arnaut montrent trop d’arrogance. J’abattrai leur orgueil : autrement je consens à ne plus être honoré, à ne plus porter écu ni lance.

UC DE SAINT-CIRC.

Seigneur, vous oubliez en dormant vos fanfaronnades du soir, et pourtant jamais seigneur ne conquerra l’estime, s’il n’accomplit ce dont il s’est vanté ; quant à eux, ils ne s’imaginent pas que vous osiez les attaquer si le comte Gui ne vient pas à votre aide. Et s’il vient, vous pouvez lui assurer qu’il gagnerait plus à retourner en France.

LE VICOMTE.

Messire Uc, j’ai assez de puissance pour les réduire, même sans le secours du comte Gui, à une détresse qui rendra vaines les vantardises du seigneur Arnaut, qui m’a menacé de venir chasser ici. Mais moi, je puis bien me vanter que de cette parole je prendrai une vengeance telle qu’il s’en souviendra toujours.

UC DE SAINT-CIRC.

Seigneur, quand deux joueurs s’assoient à la table de jeu, nul ne peut savoir, avant qu’ils aient quitté la place, de quel côté seront le rire et les pleurs ; à mon avis, on ne doit pas louer la journée avant le soir ; car le matin telle chose vous semble sûre que le soir met à néant.

LE VICOMTE.

Messire Uc, bien fou fut celui qui vous fit venir chez moi ; car je n’ai nulle envie de vous rien donner, et ce n’est pas avec les draps de France que je pourrais vous donner que vous couvrirez votre bedaine.

UC DE SAINT-CIRC.

Seigneur, je me louerai suffisamment de vous, si vous me faites rendre le cheval que m’avait donné mon seigneur guibert, qui s’élève en honneur et en prix.

 

XXXVI.

 

UC DE SAINT-CIRC.

Vicomte, je suis resté plus d’un mois à attendre votre don, que j’avais toujours espéré : voilà pourquoi je ne prenais pas congé.
Mais maintenant, tout le monde me dit et m’assure que le cadeau ou le vêtement que je pourrais recevoir de vous ne vaudra pas une noisette et que vous ne me ferez aucun plaisir.
Dites-moi donc vous-même la vérité là dessus.

LE VICOMTE.

Messire Uc, quand viendra l’heure de la séparation, vous n’aurez aucun gré à me savoir, car je ne ferai rien qui vous soit agréable et vous n’aurez pas la valeur d’un dé, que ce soit cheval, argent ou étoffe de laine ; cela vous paraîtrait [à vous-même] de la niaiserie, car on m’a fait cadeau de vous pour connaître mes affaires : cela, je l’ai déjà éprouvé.